Deux spécialistes du brassage parlent de leur amour pour la bière, des différences entre les brasseries industrielles et artisanales, et pourquoi le brassage de la bière est définitivement un travail de femmes.
Susanne Weber, 28 ans, et Kirsten Rhein, 38 ans, sont semblables et différentes à la fois : La jeune Munichoise Susanne travaille dans le contrôle qualité chez Paulaner, une des plus grandes brasseries de Munich. L’Américaine Kirsten brasse pour Tölzer Mühlfeldbräun, une jeune brasserie des environs, qui propose des bières artisanales. Kirsten est venue avec un sac à dos rempli de bières. Les femmes ne se connaissaient pas personnellement, mais le dialogue s’instaure immédiatement entre elles. Les bouteilles posées sur la table, c’est l’heure de la première bière : une traditionnelle Helles de Munich. Les verres se remplissent avec un léger gargouillis.
Comment déguste-t-on une bière ? Il faut commencer par la sentir...
Kirsten : Et ensuite la mettre à la lumière.
Susanne : On peut voir alors la lumière dorée et la belle couronne de mousse.
Pour moi, toutes les bières ont plus ou moins le même goût.
Susanne : Car on ne sait pas à quoi prêter attention, cela est tout à fait normal.
Kirsten : Il faut également remplir correctement le verre, sinon la bière risque de perdre ses arômes.
Susanne : Oui, mais cela est difficile avec ces verres. La prochaine fois, nous amènerons des verres de dégustation !
« Il faut également remplir correctement le verre, sinon la bière risque de perdre ses arômes. »
À quoi ressemblent ces verres ?
Susanne : À des verres à vin, avec un pied. L’arôme remonte mieux grâce à l’effet de cheminée.
Kirsten : Il existe aussi des verres uniquement pour la Stout ou l’Indian Pale Ale. Chaque type de bière a son verre.
Susanne : C’est pourquoi le verre à bière blanche a une forme spéciale : on sent ainsi mieux la banane.
Kirsten sort de son sac à dos un livre sur le houblon aromatique. Un type de houblon est décrit sur chaque page dans les grandes lignes et est illustré. Il est important pour un brasseur de garder une vue d’ensemble : il y a quelques dizaines d’années, il y avait environ 60 variétés commerciales, on en compte aujourd’hui environ presque 300. Certaines ont une note de mangue, d’autres des arômes de chocolat ou de pin. Susanne raconte le déménagement de la brasserie Paulaner en 2015 à München-Langwied, une usine industrielle dernier cri. Paulaner brasse environ 2,3 millions d’hectolitres de bière par an et l’exporte dans le monde entier. Kirsten brasse de la bière dans de beaucoup plus petites quantités et exclusivement pour le marché allemand.
Parlons d’un vieux cliché : d’un côté les méchantes grandes industries avec de la bière standard et de l’autre les petites brasseries artisanales avec leurs créations originales et audacieuses.
Susanne : Nous aussi, nous nous développons et contrôlons la bière. Mais nous avons un tout autre défi à relever : comment passer de cinq à 700 hectolitres sans perdre en qualité ? Pour les petites brasseries, les contrôles sont effectués plus rapidement avec seulement cinq hectolitres.
Kirsten : C’est vrai, nous n’avons pas du tout les mêmes problématiques. On attend toujours d’une bière d’une grande brasserie qu’elle ait toujours exactement le même goût, celui auquel on est habitué – ce qui est beaucoup plus difficile sur de grandes quantités. Avec les bières artisanales, les gens sont plus compréhensifs.
Susanne : Après avoir déménagé à Langwied, on nous a dit : votre bière n’a plus le même goût. Ce qui était impossible, car les résultats des analyses étaient exactement les mêmes qu’avant, et nous allons jusqu’à utiliser la même eau que sur l’ancien site. Mais les gens pensaient : le brassage n’a plus lieu au même endroit, donc la bière n’a plus le même goût.
« Tu nous as vues, on pourrait passer des heures à parler de bière et à nous quereller à ce sujet, sans jamais réussir à nous mettre d’accord. »
Boire de la bière, cela se passe dans la tête ? Dans quelle mesure les bières sont-elles véritablement différentes ? Qu’est-ce qui rend par exemple une bière artisanale unique ?
Kirsten : La Brewer Association aux États-Unis l’a très bien défini. Les brasseries artisanales sont petites, indépendantes et traditionnelles et ont des contrats durables et équitables avec des producteurs de houblons. Les brasseries doivent fonctionner de manière innovante et artisanale.
Susanne : Il faut toutefois différencier les brasseries artisanales américaines des brasseries artisanales bavaroises. Pour moi, une brasserie artisanale est une brasserie qui souhaite produire une bière exceptionnelle en petite quantité. Nous travaillons chez Paulaner également de manière innovante et artisanale. Nous devons également respecter en Bavière le décret sur la pureté de la bière, le Reinheitsgebot.
Kirsten : Ce décret est à double tranchant. Il existe un excellent brasseur franconien qui a fait renaître un type de bière traditionnelle avec des herbes. Les herbes poussent directement chez lui dans la prairie. Mais il n’a pas le droit de brasser la bière, car elle est interdite par le décret.
Susanne : En fait, il peut la brasser, mais il ne peut pas lui donner le nom de bière. Sur une Radler par exemple, il n’est pas écrit « bière », mais « boisson mélangée contenant de la bière ».
Kirsten : Il faudrait que le décret soit plus souple. Il est possible de brasser d’anciennes variétés de bière partout en Allemagne, sauf en Bavière et dans le Bade-Wurtemberg...
...car la loi fixée par les autorités y est plus stricte que dans les autres Länder.
Kirsten : C’est pourquoi je souhaiterais un décret sur le naturel. Une bière doit pouvoir contenir n’importe quel ingrédient, dans la mesure où il ne contient pas de produits chimiques. Le décret bavarois sur la pureté de la bière de 1516 ne mentionne pas la levure, pourtant présente dans la bière.
Susanne : Quels produits chimiques utilises-tu lors du brassage ?
Kirsten : Je n’en utilise pas. Mais de nombreuses grandes brasseries utilisent du PVPP, de petites particules de plastique, afin que la bière ait une plus longue durée de conservation.
Susanne : On ne les retrouve pas directement dans la bière, car ils sont filtrés. Et la levure n’existait pas encore à cette époque, elle a été découverte plus tard. Elle est mentionnée dans le décret sur la pureté de la bière de 1918.
Kirsten : Il devrait donc s’appeler le décret sur la pureté de la bière de 1918. Les brasseries se querellent depuis déjà des années au sujet du sens et du non-sens du décret sur la pureté de la bière, sans parvenir à se mettre d’accord.
« Le goût léger de la bière bavaroise est imbattable. Elle fait toujours l’unanimité. »
La loi sur la bière actuelle basée sur le décret sur la pureté de la bière ne devrait en principe plus être modifiée par les politiciens. Pour ce soir au moins, nous avons trouvé un compromis : Kirsten goûte une bière de la brasserie Paulaner de Susanne et Susanne en goûte une de Mühlbach.
Faut-il bien tenir l’alcool pour être brasseuse ?
Kirsten : Je tiens très bien l’alcool.
Susanne : Est-ce que toi aussi, on t’a déjà demandé : bois-tu en cachette ?
Kirsten : Oui, mais aujourd’hui j’entends plutôt : Ne bois pas avec Kirsten !
Qu’est-ce qui vous fascine dans la bière ?
Susanne : Nous sommes limités à quatre matières premières : le houblon, le malt, la levure et la bière – mais on arrive à faire énormément avec ces ingrédients. Tu nous as vues, on pourrait passer des heures à parler de bière et à nous quereller à ce sujet, sans jamais réussir à nous mettre d’accord.
Kirsten : La bière est un produit tout simplement exceptionnel. Berlin est la ville de la bière artisanale en Allemagne. Mais la Bavière n’est pas loin derrière.
Susanne : Plus on va vers le nord, plus les bières sont amères. En Bavière, nous avons élaboré des bières sans trop de houblon. Nous sommes les meilleurs pour ce type de bières.
Kirsten : Le goût léger de la bière bavaroise est imbattable. Elle fait toujours l’unanimité.
Et qu’est-ce qui vous plait dans votre travail ?
Kirsten : J’ai toujours rêvé de venir à Munich, je trouvais la culture de la bière fascinante. J’y vis désormais et je brasse de la bière.
Susanne : Je trouve ça beau que tu vives ton rêve. Ce que j’aime dans mon métier, c’est la tradition. Je n’ai pas un travail de bureau classique, car je bouge beaucoup dans la brasserie. J’adore également l’Oktoberfest, je possède vingt Dirndl (robe traditionnelle bavaroise).
Kirsten : Moi neuf.
Susanne : Ce n’est pas mal pour une Américaine !
Kirsten : Mais j’en abîme un chaque année dans le manège du Teufelsrad (la roue du diable).
« Les bonnes brasseuses furent brûlées sur le bûcher. »
Les verres sont vides, il est temps de les remplir. Kirsten a apporté une de ses créations de sa variété de bière préférée : la Bock aux différents blés, fermentation ouverte, 10,1 %. Un pourcentage élevé pour des bières. Une bière Helle classique contient un peu plus de 5 %. Susanne est enthousiaste.
Susanne : On devrait créer une table des habitués pour les brasseuses. Ouverte à toutes, sans avoir à présenter un certificat d’aptitude.
Kirsten : Merci pour ce que tu dis. Il y a ici beaucoup de femmes qui travaillent dans des brasseries. Avec l’industrialisation, le brassage est devenu un métier d’hommes.
Susanne : Mais avant cela, c’était bien sûr les femmes qui brassaient la bière. L’homme travaillait dans les champs, la femme était à la maison et le brassage faisait partie des tâches domestiques. Dès qu’une femme était douée pour brassage, on disait qu’elle avait conclu un pacte avec le diable. Les bonnes brasseuses furent brûlées sur le bûcher. Ah les hommes !
Les hommes sont aujourd’hui plus nombreux dans votre branche. Comment faire revenir les femmes dans ce métier ?
Susanne : En plus de nous deux, de plus en plus de jeunes femmes se lancent dans cette branche.
Kirsten : Tout à fait, même si cela ne plait pas à tous les hommes. Il est pour moi important que les femmes fassent entendre leur voix et qu’elles sachent qu’elles peuvent se lancer dans cette branche, car des femmes y travaillent déjà sans aucun problème.
Susanne : Alors, mesdames, venez travailler chez Paulaner ou Tölzer !
Les bouteilles vides s’accumulent sur la table. Kirsten sort de nouveau une bière de sa réserve ; une marque de bière artisanale locale. Susanne a son briquet pour l’ouvrir, les capsules crépitent. Son odeur ressemble un peu à de la Russ, un mélange de bière blonde et de limonade, avec 6,5 % mais au goût deux fois plus fort. Le tintement des verres se fait entendre une dernière fois.
Pour finir : Quelle fausse idée sur la bière aimeriez-vous encore dénoncer ?
Kirsten : Pour moi, le décret sur la pureté de la bière est une absurdité.
Susanne : Pour moi, il s’agit de la « Pils sept minutes », qui n’aurait de goût que si elle est tirée en sept minutes. C’est stupide.